HISTOIRE D'ENTREPRISE, HISTOIRE DE METIER

C’est assez troublant, les lieux ont une allure de manufacture abandonnée. Entre les deux grands hangars, une rivière s’écoule avec autour une végétation qui a totalement repris ses droits. Une passerelle relie les deux bâtiments, au sol les trous dans les lattes de bois sont réparés, de façon pragmatique, avec de vieux disques posés dessus. Comme les cernes d’un arbre qui en détermine son âge, je me dis, que ces disques pourraient se substituer à ce rôle. Nous observons que les vitres des hauts ateliers sont cassées, la structure métallique rouillée et de vieux ponts roulant³ aux cabines défraîchies surplombent encore les espaces. Le sentiment d’un décor figé dans le temps se dégage du lieu, mais l’apparence trompe. L’entreprise est bien dans l’air du temps. Le nombre de blocs de carrière et de palettes fraîchement cerclées démontre une activité. En effet, l’entreprise fonctionne encore très bien. Les CNC⁴ (computer numerical control) et autres machines technologiques sont présentes par dizaines et côtoient leurs aïeuls aux mécanismes lourds et imposants. Les pierres sont découpées et transformées sur place. Elles sont ensuite vendues dans le monde entier. D’ailleurs, on nous présente une grande rangée de boîtes de transport, soigneusement scellés qui partiront en direction des États-Unis et serviront à y construire une villa.
En observant les pierres entreposées et finies, nous remarquons une chose. La plupart d’entre elles sont très similaires et nous commençons à comprendre que le matériau est principalement transformé à partir de plaques. L’entreprise possède leur carrière à quelques kilomètres. L’approvisionnement se fait donc directement. Puis les immenses blocs bruts sont sciés afin de faire des tranches. Ces tranches seront manufacturées pour devenir du dallage, du parement plaqué ou bien des plans de travail. La transformation industrielle du matériau permet donc, ici, de répondre en grande partie au secteur de la décoration. La pierre y est essentiellement travaillée en faible épaisseur. Nous n’avons pas été témoins de travail de pierre massive.

Arrivés en Bulgarie, le temps presse. Il ne nous reste qu'un peu plus qu'un mois avant le retour en France. Notre itinéraire est donc efficace. Sur les cartes satellites, il faut repérer les trous blancs qui permettraient de détecter la présence de carrières et d'une activité du secteur pierre. C'est ainsi que nous arrivons prêt de la montagne de Vratsa. Aux alentours, des dizaines de carrières, et notamment, celle de Mezdra. C'est une grande entreprise possède la direction, avec celle d'immenses ateliers, que nous avons eu la chance de visiter. Nous vous y emmenons le temps d'un article.

Vue de l'un des hangars atelier de l'entreprise

Machines à remonter le temps

Dans une cacophonie de voix et de son d’outils, trois cents personnes travaillent à déplacer, couper et tailler des centaines de pierres par jour. L’on entend le métal des ciseaux qui claque contre les blocs de calcaire crème. L’immense atelier qui s’étend sur plusieurs dizaines de mètres est moderne, éclairé par une toiture en shed et de grandes baies vitrées sur les côtés. Les châssis multilames¹ viennent d’être installées, les rouages sont neufs et l’immense bras d’acier jaune rutile, bien graissé. Sur le mur du bâtiment qui abrite les nouveaux bureaux, un graffito² vient d’être réalisé. Il représente l’activité et glorifie l’entreprise. L’on peut y voir, représenté dans le style socialiste du moment, des bras musclés brandissant fièrement des massettes prêtes à percuter le ciseau qui va tailler la pierre. C’est un moyen de montrer la splendeur de cette activité qui fait la richesse de Mezdra.

Je reviens à moi, lorsque la dame qui nous fait visiter l’entreprise, me sort de mon imagination. Oui, il y a cinquante ans, les locaux abritaient plus de trois cents personnes. Aujourd’hui, nous nous retrouvons dans ce même lieu, immense. Un petit immeuble blanc pour les bureaux, et trois grands ateliers. Le tout doit s’étaler sur plusieurs hectares. Mais nous ne croiserons pas nos centaines de collègues. Nous trouvons, assis à la pause de 10 h 00 une vingtaine d’employés seulement. Tous s'occupent maintenant des multiples machines, qui ont remplacé les tasseaux, seul un d’entre eux exerce encore en tant que tailleur de pierre. Avec ses quelques outils, il est en charge de réaliser les quelques finitions des pierres qui en auraient besoin.
Pour ma part, une forme de nostalgie me parvient. L’entreprise semble représenter un faste et des savoir-faire qui ne sont plus, mais qui ne sont pourtant pas si anciens. Nous parlons d’un changement rapide, en quelques décennies à peine.

De gauche à droite : Pièce mécanique entreposée au milieu du parc à pierre / Découpe au disque d'une pierre / Disque posés sur les lattes de la passerelle.

Machinisation

Sortis de cette visite, nous avons découvert un monde, un univers entre histoire, savoir-faire et réalité commerciale. L’entreprise appartient à une firme grecque qui possède de nombreuses carrières dans le monde, et notamment celle de Mezdra. En discutant avec le chef d’atelier, nous avons vite compris que les clients aussi étaient internationaux. C’est ainsi qu’au milieu d’une montagne, dans l’Ouest de la Bulgarie, nous saisissons l’ampleur et la transformation de ce secteur de la pierre. C’est une réalité du métier, où le tailleur de pierre, pour répondre à une demande particulière, devient malgré lui machiniste.

¹ Châssis multilame : Machine équipée d'un cadre enserrant plusieurs lames segmentées montées en parallèle et tendues hydrauliquement. Les lames sont séparées par des cales qui déterminent l'épaisseur des tranches à scier, 2, 3, 4 cm.

² Graffito : motif ou dessin réalisé par hachures ou grattage d'un enduit blanc recouvrant un fond noir ou coloré

³ Pont roulant : appareil de levage qui permet de soulever et déplacer des charges lourdes.

⁴CNC : Machine-outil dotée d'une commande numérique

De gauche à droite : Atelier principal où les aspects de taille et quelques découpes sont réalisées / Stock de plaques de pierres.

Légendes