ARTISANAT 2.0

L'expérience de travail que nous avons vécue en Bulgarie, nous a fait voyager entre deux époques contrastées qui cohabitent, aujourd’hui, entre elles. La première, plus ancienne, est inscrite dans le temps long et la tradition. La seconde se trouve ancrée dans l'air du temps, marquée par la vitesse et la technologie.

CULTURE PIERRE

Louis Dutrieux

8/15/20236 min read

Dans la cour de l'atelier, un gaillard barbu, grisonnant, des Crocs aux pieds, couvert de poussière, arrête le ronronnement de sa ponceuse électrique et vient à notre rencontre. Il nous fait signe pour savoir si nous désirons de l'eau, nous prenant pour des cyclotouristes. En guise de refus, nous secouons la tête, tandis que nous criions de concert, essayant de couvrir le bruit du robot tailleur de pierre, mimant des gestes de métier : "Kamenodeletsi ! Kamenodeletsi !². D'un geste, l'homme nous invite à faire le tour pour entrer dans l'atelier. Le personnage, aux allures de père Noël, appelle son patron et nous demande de patienter. Il retourne au travail.

En attendant son arrivée, nous jetons un coup d'œil à l'atelier. Nos observations nous renseignent sur l'âge de l'entreprise et l'évolution de ses équipements. Autour d'une habitation plaquée de pierre extraite dans la région, s'agencent plusieurs bâtiments. D’un côté, ils abritent des machines et du matériel, de l’autre des espaces de stockage et de travail. L'installation de cet atelier ne paraît pas récente. Nous distinguons plusieurs générations de matériel. Il y a deux machines numériques, mais aussi une forge³ portative et sur le parking, un vieux tour⁴ démonté.

Enfin, deux personnes arrivent. Ce sont Vassil et Boris, deux frères, âgés d'une quarantaine d'années. Ils ont hérité de l’entreprise de leur père. Nous nous entretenons dans le bureau. A l'intérieur, abrité du bruit des machines, ils nous demandent si nous maîtrisons la sculpture ou le modelage. Nous leur précisons que nous sommes tailleurs de pierre. Toutefois, bien que la sculpture ne soit pas notre métier, faire les finitions après le travail du robot paraît être à notre portée. L'entretien dure à peine trente minutes. Nous embaucherons quelques jours plus tard.

L'expérience de travail que nous avons vécue en Bulgarie, nous a fait voyager entre deux époques contrastées qui cohabitent, aujourd’hui, entre elles. La première, plus ancienne, est inscrite dans le temps long et la tradition. La seconde se trouve ancrée dans l'air du temps, marquée par la vitesse et la technologie.



Vue de l'entreprise familiale de taille de pierre : House of Stone Marble & Granit, Vratsa, Bulgarie.

Un air de futur

À la sortie de la ville de Vratsa, le 5 juin, nous quittons les blocs d'immeubles couleur saumon délavés, en direction d'un atelier à proximité du village de Beli Isvor. La sortie de la ville nous conduit dans une zone industrielle où vestiges communistes, usines rénovées et vendeurs de voitures se mêlent. Sur la route goudronnée toute neuve, un panneau indique "interdit aux charrettes". Référence à un temps en phase d’être révolue comme la volonté forcée d’inclure un futur vers une modernité. Rapidement, notre vue se dégage et dans une longue descente, nous dévalons la campagne à plus de 30 km/h. Nos casques sont bien accrochés, les mains serrées sur le guidon, entre deux camions qui nous frôlent à toute vitesse, nous avons le temps d'observer un paysage calme et apaisant. D'un côté, il y a cette immense montagne couverte d'arbres et de l'autre des bocages confortablement installés sur les vallons. Tout est vert. Il fait chaud. La campagne est fleurie. Ça sent bon l'été qui approche sur cette route ou la circulation fait bourdonner nos oreilles.

Nous arrivons sains et saufs face à une devanture ornée d'une main entrecroisant une massette et une broche¹. Elle nous confirme que nous sommes au bon endroit. Juste derrière ce panneau, sous un petit hangar, un bras-robot articulé orange usine avec précision une statue ailée en marbre blanc. Le contraste des outils traditionnels de tailleur de pierres représentées sur le logo de l'entreprise avec la machine numérique en arrière-plan donne le ton sur ce que nous allons découvrir.

Détails de l'atelier de l'entreprise House of Stone Marble & Granit, Vratsa, Bulgarie - De gauche à droite : Bras robotisé en train d'usiner un élément en pierre / Les deux frères gérants l'entreprise / L'atelier de sculpture.


Légende (de gauche à droite) :

  • Photo avec l'un de nos collègues d'atelier

  • Vue de l'ensemble de l'atelier

  • Photo de groupe avec les frères gérant l'entreprise

  • L'un des frères surfaçant une pierre

  • Le hangar avec le bras robotisé

  • Reflet des sculptures de l'atelier

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Une histoire de famille

Notre espace de travail est sous un préau, à l'abri du soleil. Armés de nos disqueuses, fraises et ciseaux pneumatiques, nous attaquons alors les détails de cette femme ailée encore sous le joug de la machine quelques jours avant. Autour de nous, des modèles en plâtre de héros antique qui ne semblent pas avoir bougé depuis longtemps, nous observent fixement. Il y a dans le regard absent de ces statues un air de nostalgie. Sur leur peau, des petites traces noires de crayon laissées par la mise au point⁵ commencent à s'effacer. Ces modèles ne sont plus utilisés pour être copiés à l'aide de la technique de la mise au point, utilisée du 18ᵉ siècle. Désormais, les sculptures proviennent de scan 3D de modelage ou directement de modèle numérique qui servent à programmer le bras robotisé installé il y a quatre ans.

De notre abri ouvert sur la cour, nous regardons de temps en temps ce qu'il se passe. Tout le monde s'affaire dans un va-et-vient continu aux quatre coins de l'atelier, tantôt pour une machine, tantôt pour des clients. L'ambiance est décontractée, on entend souvent rire. Mais, l'activité ne s'arrête jamais, personne ne prend visiblement de pause, comme la machine. Je me demande si parfois, elle ne contrôle pas nos collègues. Un après-midi, je les surprends tous les quatre en train de regarder le robot travailler, envoûtés, ahuris, comme s'ils étaient devant un écran de télévision. Il est vrai que la finesse et la vitesse de travail de ce bras robotisé est impressionnante. Il y a quelque chose de fascinant dans cet outil, surtout lorsque l’on connaît l'effort et la connaissance nécessaire pour tailler de la pierre.

Dans ma vision de l'artisan tailleur de pierre de demain, être équipée de ce genre de machine me semble être évident. Cet atelier est pour moi l'incarnation de l'entreprise qui a suivi les évolutions de son temps. Elle est à l'image de l'artisanat 2.0. Elle défend une activité traditionnelle du métier et essaye de respecter ses codes à travers des projets d'architecture et de décoration en pierre tout en utilisant des techniques et des outils de dernière génération. Elle résume aussi l'idée que je me suis faite de la Bulgarie. Un pays contrasté, où nous voyons des personnes vivant simplement, fier de leurs traditions, et ouvertes au progrès.

Coulisses d'une transformation d'un artisanat

De gauche à droite : Finitions d'une sculpture usinée par robot / Outils utilisés à l'atelier / Taille et interprétation d'une sculpture grossièrement usinée par robot.


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